
Actionnaires introuvables, que faire ?
Auteur·trice: Raphaëlle Giroud
Date de publication: 2022
A l’ère de la digitalisation, de la transparence et de l’échange automatique de renseignements sur le plan international, les beaux jours des papiers-valeurs sont comptés. Il faut les convertir, les retrouver, les supprimer.
Depuis le 1er novembre 2019, les actions au porteur doivent être converties en actions nominatives. Les actionnaires détenteurs d’actions au porteur doivent, eux, se manifester auprès de la société pour que leurs droits soient reconnus et conformes au nouveau droit.
Seules des actions nominatives seront dorénavant émises (sauf exception cf supra 1.2). Nombreuses sociétés avaient, bien avant l’entrée en vigueur du nouveau droit, un capital-actions divisé en actions nominatives. Ces sociétés connaissent déjà le problème de ne pas parvenir à trouver tous leurs actionnaires. Nous analyserons quel champ d’action est dès lors mis à leur disposition.
Nous précisons encore que le présent article ne traitera que des actions dans les sociétés anonymes non cotées en bourse. En effet, les sociétés anonymes cotées en bourse ont une règlementation particulière quant aux questions soulevées ci-dessus, que nous n’aborderons pas.
1. Actionnaires introuvables d’actions au porteur ?
1.1. Forum mondial et GAFI
Le Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales (le Forum mondial) est le principal organe transnational chargé de veiller au respect et à l’application uniforme des normes internationales en matière d’échange de renseignements sur demande et d’accès automatique de renseignements dans le domaine fiscal[1]. Le Forum mondial compte 162 pays membres à ce jour, dont la Suisse[2]. Afin de veiller au respect des normes internationales, le Forum mondial procède périodiquement à des examens par pays effectués par des pairs. Un tel examen a été effectué en Suisse et publié le 26 juillet 2016.
Ce rapport a abouti à la note de «partiellement conforme». La mesure principale à mettre en œuvre est la suivante : «La Suisse doit faire en sorte que des mécanismes appropriés soient en place pour assurer l’identification des détenteurs de parts au porteur en toutes circonstances»[3].
Le Groupe d’Action Financière sur le blanchiment de capitaux (GAFI) a lui pour mission principale d’élaborer des standards internationaux dans le domaine de la lutte sur le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme ainsi que de contrôler leur mise en œuvre effective au moyen de mesure législatives, réglementaires et opérationnelles[4]. La «Loi GAFI» entrée en vigueur le 1er juillet 2015, a en particulier comme but de renforcer la transparence des personnes morales en introduisant des obligations d’annonce pour les actionnaires. Les objectifs du Forum mondial et du GAFI se retrouvent dès lors largement.
Sous peine de se retrouver sur la liste d’Etats non coopératifs du Forum mondial, appelée la «liste noire», la Suisse a mis en œuvre ces recommandations en adoptant la modification du 21 juin 2019 due à la Loi Fédérale sur la mise en œuvre des recommandations du Forum mondial de la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales, entrée en vigueur le 1er novembre 2019.
1.2. Nouvelle règlementation
L’introduction de la modification du 21 juin 2019 a principalement entraîné l’introduction de l’art. 622 al. 1bis CO prévoyant que les actions au porteur ne seront dorénavant autorisées que si la société a des titres de participations cotés en bourse ou si elles sont émises sous forme de titres intermédiés. Des dispositions transitoires ont également été introduites.
Le délai essentiel qui découle des changements précités fut le 30 avril 2021. En effet, les sociétés anonyme (SA) dont le capital-actions était divisé en actions au porteur et qui ne bénéficiaient pas d’une des exceptions de l’art. 622 al. 1bis CO avaient jusqu’à cette date butoir pour convertir leurs actions au porteur en actions nominatives.
Un régime de droit transitoire (Disp. transit.) prévoit une procédure bien spécifique pour les cas où les actions n’auraient pas été converties dans le délai, quant au devoir d’annonce des actionnaires et quant aux conséquences de ne pas identifier tous les actionnaires.
Le 1er mai 2021, les actions au porteur des sociétés non concernées par l’art. 622 al. 1bis CO ont été converties de plein droit en actions nominatives, peu importe que les actions aient été émises sous forme de titre ou non. Afin de permettre aux actionnaires détenteurs d’actions au porteur de conserver leurs droits sociaux et patrimoniaux, tout en ne bloquant pas la société avec des actionnaires inconnus, l’art. 7 Disp. transit. prévoit que les actionnaires doivent se conformer à l’obligation d’annoncer de l’art. 697i CO de l’ancien droit, qui est d’ailleurs conservé dans le nouveau droit, uniquement pour les actions au porteur, pour être inscrits au registre des actionnaires et donc bénéficier de tous les droits liés à leurs actions.
Tant que l’annonce n’a pas été faite, les droits sociaux sont suspendus et les droits patrimoniaux éteints (art. 6 al. 2 Disp. transit.). Jusqu’au 31 octobre 2024, soit 5 ans après l’entrée en vigueur de la loi, les actionnaires qui ne se seraient pas encore annoncés peuvent faire reconnaître leur droit par une requête judiciaire. Dès le 1er novembre 2024, les actions des actionnaires qui n’auraient pas fait reconnaître leurs droits dans le délai seront ex lege annulées. Les actionnaires sont déchus de leurs droits et les actions annulées sont remplacées par des actions propres de la société (art. 8 al. 1 Disp. transit.).
Une ultime possibilité est donnée aux actionnaires dont l’action a été annulée sans faute de leur part, de demander une indemnisation à la société jusqu’au 31 octobre 2029 (art. 8 al. 2 Disp. transit.).
1.3 Obligation du conseil d’administration
Selon l’art. 697m CO, le conseil d’administration doit veiller à ce qu’aucun actionnaire n’exerce ses droits en violation de ses obligations d’annoncer. De cet article, nous pouvons vraisemblablement déduire une obligation de loyauté et de fidélité du conseil d’administration, qui doit agir au mieux afin de conserver l’égalité de traitement entre les actionnaires, qu’ils se soient annoncés ou non.
Le conseil d’administration devrait, selon la disposition précitée, être actif envers les actionnaires connus qui ne se sont pas annoncés auprès de la société.
1.4. Conséquences
La procédure est stricte et très claire. Elle permet surtout à la société de ne pas être ralentie dans ses activités et de ne pas se perdre dans d’éternelles recherches afin de trouver ses actionnaires. Les actionnaires inattentifs et inactifs sont sévèrement considérés. Le Législateur a considéré que cette conséquence n’était pas disproportionnée, alors même qu’il annule purement et simplement des actions dans un délai relativement court.
Il est spécialement intéressant de constater que les actions des actionnaires introuvables sont finalement de par la loi annulées et remplacées par des actions propres de la société. La loi, par cela, exprime une volonté claire de ne pas avoir « des actionnaires fantômes » dans la nature.
Diverses questions ne sont cependant pas réglée par les dispositions transitoires. Les annulations d’actions peuvent changer fortement les majorités au sein de l’assemblée générale, ainsi qu’amener des conflits importants qui pourraient mettre la société dans des positions inconfortables. Notamment, la question de la contre-prestation qui peut être accordée pour un actionnaire qui se manifesterait dans le délai de 10 ans ou même après, est-ce que la société doit prendre en compte tous les dividendes non-payés ? Est-ce que la société ou les autres actionnaires ne se sont pas enrichis de manière illégitime dans l’intervalle ? La question reste ouverte.
2. Actionnaires introuvables d’actions nominatives ?
2.1. Principe
Comme vu ci-dessus, la procédure pour les sociétés constituées avant le 1er novembre 2019 avec des actions au porteur est réglée. Après cette date, les fondateurs d’une SA n’ont pas le droit de prévoir des actions au porteur, excepté dans les cas prévus à l’art. 622 al. 1bis CO. Seules des actions nominatives seront dès lors sur le marché à l’avenir. De nombreuses sociétés utilisent cependant déjà depuis bien longtemps les actions nominatives.
L’action nominative, ordinaire ou liée, est un titre à ordre, soit un papier-valeur[5]. Elle est transférable, soit par endossement, soit par une déclaration écrite, sauf si les statuts de la société en disposent autrement[6].
Par défaut, les actions nominatives ne sont pas incorporées dans un papier-valeur ou un certificat d’actions. Les actions existent dès leur émission, soit lors de la fondation de la société, de l’augmentation du capital-actions ou lors d’un split d’actions[7].
Les actions nominatives peuvent être incorporées dans un papier-valeur dès leur création, soit leur émission, plus tard dans la vie de la société ou jamais. Les statuts peuvent même prévoir une clause dite d’«impression suspendue», interdisant à la société de délivrer ses actions sous forme de papier-valeur[8]. Cette possibilité de clause statutaire découle du fait que le seul droit acquis du détenteur d’une action nominative est la délivrance d’un titre de preuve et non d’un papier-valeur[9].
2.2. Registre des actionnaires
Selon l’art. 686 al. 4 CO, est considéré comme actionnaire à l’égard de la société, seul celui qui est dûment inscrit au registre des actionnaires[10]. La société, soit le conseil d’administration, a l’obligation de tenir un tel registre. L’inscription n’a qu’un effet déclaratoire, elle fonde la présomption réfragable selon laquelle la personne inscrite est actionnaire.
L’inscription au registre des actionnaires n’induit cependant pas le transfert juridique de l’action nominative[11]. En effet, afin de légitimer sa qualité d’actionnaire, la personne inscrite au registre des actionnaires devra produire, dans le cas où l’action a été émise physiquement, le titre endossé en sa faveur, et dans le cas où l’action n’a pas été émise physiquement, une cession écrite.
La société ne doit pas se soucier des contrats de cession d’actions, en effet, tant que le nouvel actionnaire n’est pas inscrit dans le registre des actionnaires, l’ancien actionnaire peut continuer à exercer ses droits patrimoniaux et sociaux et reste inscrit dans le registre des actionnaires, conformément à l’art. 685c al. 1 CO.
Le droit des sociétés ne prévoit aucune sanction à l’égard du conseil d’administration qui ne tiendrait pas son registre des actionnaires conformément aux prescriptions légales[12]. Pour palier à cette lacune, le Législateur a introduit à l’art. 731b al.3, entré en vigueur le 1er novembre 2019, la possibilité pour un actionnaire ou un créancier de requérir à un tribunal pour qu’il prenne les mesures nécessaires suite à cet état de fait. En général, le tribunal fixe un délai à la société pour rétablir la situation légale, l’ultima ratio étant la dissolution de la société[13].
La question se pose aussi de savoir si une action en responsabilité peut être intentée contre le conseil d’administration, qui ne respecte pas l’obligation qui lui incombe selon l’art. 686 al. 1 CO.
2.3 Actionnaires inscrits mais introuvables
L’actionnaire détenteur d’une action nominative n’a, en théorie, aucune obligation de s’annoncer auprès de la société. En pratique cependant, une société anonyme non cotée en bourse sait relativement bien qui sont ses actionnaires.
La situation où la société ne parvient pas à trouver tous ses actionnaires est rare mais possible. Plusieurs successions, des ventes successives non annoncées, ou encore des changements d’adresse non annoncés, peuvent dès lors amener la société à ne pas parvenir à retrouver les personnes inscrites sur leur registre des actionnaires.
Comme vu plus haut, le conseil d’administration a l’obligation de tenir un registre des actionnaires conforme à la réalité. Il devra dès lors entreprendre toutes les démarches nécessaires pour trouver tous ses actionnaires. Si toutes ces recherches n’aboutissent pas, il peut décider de ne pas aller plus avant ou alors il peut décider d’annuler les actions dont les actionnaires n’ont pas été retrouvés.
En effet, dès que les actions (nominatives ou au porteur) sont émises, les dispositions du Code des obligations en matière de papiers-valeurs leur sont applicables[14]. Selon la jurisprudence, il s’agit notamment des articles 971 et 981 CO. Puis, selon l’art. 971 CO « Un papier-valeur perdu peut être annulé par le juge ». Cette annulation judiciaire de titre est ouverte pour tous les papiers-valeurs et pour eux seuls[15]. Comme vu plus haut, cette condition est remplie pour les actions nominatives.
2.4 Annulation judiciaire de titre (971 CO)
La première condition est la « perte » du papier-valeur. Cela se comprend également dans le sens de la destruction ou du dessaisissement sans volonté du titulaire avec ou sans l’intervention d’un tiers[16]. Le titre doit être considéré comme détruit, dès que les éléments manquants pourraient le recomposer. En effet un tiers de bonne foi pourrait acquérir le titre recomposé et doit dès lors être protégé par la procédure d’annulation. La société devra dès lors prouver qu’elle a entrepris toutes les démarches nécessaires afin de retrouver toutes les personnes inscrites sur son registre des actionnaires.
La deuxième condition est d’avoir la qualité pour agir devant un Tribunal. Cette qualité pour agir en annulation appartient à qui prétend avoir un intérêt légitime à obtenir d’un juge le prononcé d’annulation[17]. La société est vraisemblablement légitimée à savoir qui sont ses actionnaires.
En conséquence, la société concernée peut déposer une demande d’annulation judiciaire de titre des actions nominatives émises non retrouvées ou perdues. Dans le cas où le juge accepterait l’annulation de ces titres, la société devra soit remplacer les actions annulées par de nouvelles actions, dont elle pourra disposer librement[18], soit diminuer son capital-actions du nombre d’actions annulées par une réduction du capital-actions, qui est une décision prise lors d’une assemblée générale tenue par devant notaire.
La procédure en annulation relève de la juridiction gracieuse et s’adresse, par le biais de la sommation, au détenteur inconnu des titres (actions nominatives émises).
2.7 Conséquences
Dans les sociétés non cotées, le conseil d’administration connaît généralement les actionnaires de la société. Il est cependant possible, notamment pour les sociétés plus anciennes, de ne pas parvenir à retrouver toutes les personnes inscrites sur le registre des actionnaires.
Ce sera dès lors la société qui pourra décider d’agir ou non, et contrairement à la nouvelle règlementation pour les actions au porteur, il n’y pas de délai à respecter, ni même d’obligation d’agir. Nous ne pouvons que le regretter. En effet, c’est dès lors la société qui doit être active, soit entreprendre toutes les démarches nécessaires afin d’identifier tout son actionnariat et, cas échéant et sans obligation, introduire une annulation judiciaire de titre.
Au temps de la transparence et de l’échange automatique de renseignements sur le plan international, il aurait peut-être été judicieux de prévoir une procédure simplifiée d’annulation également pour les actions nominatives dont les détenteurs ne sont pas retrouvables.
Conclusion
Nous constatons dès lors qu’en ce qui concerne les actions au porteur, au vu de la nouvelle législation entrée en vigueur le 1er novembre 2019, la balle est dans le camp de leurs détenteurs. Ils doivent s’annoncer auprès de la société pour être inscrits au registre des actionnaires et faire reconnaître leurs droits. Dans le cas contraire et dans un délai de 5 ans, ils seront déchus de leurs droits et leurs actions annulées.
A l’inverse, pour les détenteurs d’actions nominatives, la balle est dans le camp de la société, qui doit chercher ses actionnaires afin de respecter les prescriptions légales et de pouvoir, si besoin est, remplir les conditions d’une action judiciaire d’annulation des titres perdus. L’actionnaire qui n’entreprend aucune démarche conserve ses droits et les actions ne peuvent être annulées uniquement si la société ouvre action devant un tribunal.
Cette dichotomie peut paraître surprenante au vu des recommandations du Forum mondial et du GAFI, spécialement à propos de la transparence et de la traçabilité de l’actionnariat des sociétés anonymes. En effet, concernant les actionnaires détenteurs d’actions nominatives introuvables, il n’y aucun délai ou obligation pour le conseil d’administration de les chercher afin de tenir un registre des actionnaires conforme à la réalité, ni même de sanction prévue. Les détenteurs d’actions nominatives sont finalement bien plus protégés que ceux d’actions au porteur, et ce à l’encontre des intérêts de la société anonyme.
[1] Patricia Cartier, Vanessa Déglise, Mise en œuvre des recommandations du Forum mondial sur les actions au porteur – réglementation minimale ou Swiss finish ?, Reprax 2/19, p. 39.
[2] https://www.oecd.org/fr/fiscalite/transparence/a-propos/membres/, 04.07.2021 à 11 :00.
[3] Rapport d’examen de phase 2 de la Suisse, p. 76.
[4] Patricia Cartier, Vanessa Déglise, Mise en œuvre des recommandations du Forum mondial sur les actions au porteur – réglementation minimale ou Swiss finish ?, Reprax 2/19, p. 40.
[5] ATF 92 III 20, JdT 1966 II 51, c. 3.
[6] Carlo Lombardini, Art. 622 CO Commentaire romand - Code des obligations II, 2ème édition, 2017, n. 10.
[7] Rita Trigo Trindade, Art. 684 CO, Commentaire romand - Code des obligations II, 2ème édition, 2017, n. 6a.
[8] Rita Trigo Trindade, Art. 684 CO, n. 8.
[9] Ibidem.
[10] Nicolas Rouiller, Marc Bauen et alii, La société anonyme suisse, 2e édition, Schulthess Editions romandes, Genève/Zürich, 2017, p. 96.
[11] Rouiller, Bauen, La société anonyme suisse, p. 97.
[12] Cartier, Déglise, Mise en œuvre des recommandations du Forum mondial sur les actions au porteur – réglementation minimale ou Swiss finish ?, p. 46.
[13] Ibidem.
[14] Carlo Lombardini, Art. 622 CO, n. 22.
[15] François Bohnet, Art. 971 CO, Commentaire romand - Code des obligations II, 2ème édition, 2017, no 3.
[16] François Bohnet, Art. 971 CO, n. 7.
[17] François Bohnet, Art. 971 CO, n. 16.
[18] Cartier, Déglise, Mise en œuvre des recommandations du Forum mondial sur les actions au porteur – réglementation minimale ou Swiss finish ?, p. 50.